La différence entre « J’accuse » et « Mort aux vaches ! »

De plus en plus, le manque de confiance vis-à-vis des media et le désintérêt qu’ils suscitent grandissent considérablement. Si les coups politiques, les détournements de fonds, les abus de confiance… sont réels, ils nous sont présentés au travers de monstrueuses et gigantesques avalanches, des révolutions exceptionnelles en somme… Et puis… Pchitt… Plus rien. On est passé à autre chose. À une autre avalanche. Sans même que l’on sache comment la précédente s’est soldée…

Saisies par la politique politicienne et le mécanisme des institutions, les « affaires » produisent leurs propres enchaînements, leurs propres excroissances, et les médias en en relatant les péripéties, contribuent pleinement à les entretenir et à les amplifier.

 

Le sens de l’information

La multiplication d’affirmations en tout genre, provenant de sources variées, pose une question simple dont la réponse est moins évidente qu’il n’y paraît : qu’est-ce qu’une information ? Le mot en lui-même, dans son sens médiatique, désigne des faits portés à la connaissance d’un public. Mais pour être considérée comme telle, une « info » doit répondre à au moins trois critères.

  • Elle doit avoir un intérêt pour le public. La promenade du chien de l’épicier n’est pas en soi une information. En revanche, les faits concernant les avancées ou difficultés d’une entreprise ou de l’État, les tensions dans le monde ou encore les modifications législatives nous intéressent car elles nous concernent et ces informations nous permettent d’exercer un avis critique, une analyse.
  • Elle doit être factuelle. Une information n’est pas un avis ou une opinion : elle explique et décrit une réalité.
  • Elle doit être vérifiée. Une rumeur se fonde sur des « on dit que… », sans que l’on puisse savoir ce qu’il en est vraiment ou en connaître la source. Au contraire, une information se fonde sur des faits avérés et, dans la mesure du possible, vérifiables par tous.

Ces critères ne font pas d’une information une vérité : un journaliste a en principe toujours pour but de publier des informations recoupées et fiables, mais il peut être abusé par ses sources, ou se tromper. Et évidemment, l’opinion peut modifier la présentation de l’information ou le contexte qu’on lui donne. Mais il reste le fait, qui est le cœur de l’information, et qu’un journaliste digne de ce nom doit respecter.

 

Les « chiens de garde » de la démocratie !

La presse est dans son rôle lorsqu’elle met au jour le dysfonctionnement des divers pouvoirs. Selon une tradition libérale venue des États-Unis, il lui incombe d’exercer une surveillance publique de leur exercice, afin d’en dénoncer les défaillances ou les éventuels abus. Les journaux sont alors qualifiés de « chiens de garde » de la démocratie. Dans cet esprit, la pratique des privilèges ou des droits outrepassés, sans même parler de corruption qualifiée, mérite quelques aboiements. Ces privilèges ont-ils ou seront-ils un jour, les leviers d’une demande qui trouverait un représentant du pouvoir réduit à l’état de débiteur ?

Le fameux 13 janvier 1898, les vendeurs de journaux distribuèrent dans Paris  300 000 numéros de L’Aurore où figure l’article de Zola : « J’accuse ». L’article est provocateur : six colonnes en première page qui rappellent les faits et notamment les incohérences et troubles autour de l’affaire Dreyfus et la transmission d’informations secrètes vers l’Allemagne. Mais Zola va plus loin : il dévoile l’identité du véritable coupable (identifié quelques mois après, mais gardé sous silence) et prouve factuellement qu’il s’agit du commandant Esterhazy.

Qu’en est-il aujourd’hui pour les affaires telles que Benala, la démission de Hulot, les comptes de campagne de tel ou tel parti… A quoi nous sert-il d’entrer dans le détail, surtout lorsque l’information demeure finalement si pauvre de faits ? Trop de questions restent à chaque fois sans réponse. La justice doit encore souvent faire son œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas le fond des affaires qui intéresse ici, mais leur traitement par les médias.

 

Marchandise et marchandage du scoop !

Les « affaires » partent le plus souvent d’une information exclusive, diffusée en primeur par un journal ou un média particulier. Cela s’appelle un scoop. Le journaliste qui publie une nouvelle de cette nature en est peut-être l’artisan, pour en avoir réuni les éléments constitutifs ; il en est rarement le véritable découvreur. Il s’en saisit parce que quelqu’un l’a mis sur la piste. Les deux journalistes du Washington Post qui ont révélé les écoutes du Watergate n’ont pas caché que leurs principales informations ou confirmations venaient d’un certain « Gorge profonde ». Comme on l’apprit une trentaine d’années plus tard, cette source s’appelait William Mark Felt, à l’époque numéro deux du FBI.

Il n’y a pas de scoop innocent. Derrière toute nouvelle exclusive se trouve quelqu’un qui a intérêt à sa divulgation. L’intention de la source fait-elle systématiquement l’objet d’une interrogation poussée par les médias ? Il serait trop dommage de se priver d’une si bonne histoire… Et qui plus est aujourd’hui, alors qu’elle est toute disposée à filer sur les réseaux sociaux. On voit bien, dans cette approche la grande différence entre un « J’accuse » emplie de valeur et un « Mort aux vaches » tout à fait calculé.

C’est comme si la force d’un journal se mesurait au travers de ce qu’il révèle. En ce sens, le show des chaines d’information continue est particulièrement édifiant ou consternant. Le principe du direct et de l’alerte info jouent ce rôle de teasing dans l’espoir d’être les premiers à révéler un « extraordinaire » qui n’a in fine aucun intérêt ! En fait, le scoop devient spéculatif et avoir un bout d’information suffit à lancer le buzz puisque l’information part désormais d’hypothèses. Mieux encore, face à une information avérée, les média parviennent désormais à produire/construire le doute : si le président de la République française (quel qu’il soit !) obtient une reconnaissance internationale, on donnera avant tout la parole aux détracteurs afin qu’ils dénoncent des incohérences, avant même de faire valoir toute fierté nationale.

On s’écarte du sens de la définition de l’information véritable

  • Elle est de moins en moins factuelle puisqu’elle se construit en direct, avec des petits bouts ou des hypothèses d’hypothèses…
  • Elle n’est pas vérifiée (c’est le principe du direct)
  • De manière cynique, on peut affirmer que seul le principe de l’intérêt pour le public est garanti voire même renforcé… puisque l’information pousse au maximum sur les émotions de chacun afin d’orienter notre perception de la réalité.

 

L’information devient un consommable.

Racontée en primeur, l’information se prête d’emblée à la déclamation. La reprise par d’autres médias est propice à la surenchère. Sous l’effet de la concurrence, le sens de la mesure peut se perdre. Des suites judiciaires sont-elles prévisibles ou annoncées ? Les médias ne négligent pas de mentionner l’existence d’une présomption d’innocence. Cela tient plutôt de la précaution oratoire. L’ampleur et la fréquence de la couverture médiatique, son ton, le libellé des titres et des annonces, le choix des images créent une dramaturgie qui tend à prendre une allure péremptoire, aux confins du réquisitoire.

L’engrenage est engagé le plus souvent par les cibles des médias elles-mêmes. Des réponses dilatoires du genre « Cela relève de ma vie privée ! », « Je m’en suis expliqué et tout est en ordre » – autant dire « Circulez, il n’y a rien à voir » – ne font qu’aiguiser la curiosité. Demi-vérité, demi-mensonge ? Rien ne stimule tant les journalistes, et à juste titre, que le sentiment qu’on leur cache quelque chose.

La propagation, enfin, est le produit d’un effet de mode. Elle est soutenue par les initiatives de la presse, teigneuse et pourtant soucieuse d’un traitement équitable des acteurs. Elle l’est par les réactions de l’ensemble des milieux politiques, où chacun cherche à tirer parti des déboires de l’autre, à détourner les coups, à allumer des contre-feux.

 

La course aux scoops a de réelle limites. Reflet de notre mode consumériste, elle trahit, déforme, nuit et avilit si l’on n’y prend garde ! Crier au fou à chaque instant ou hurler « Mort aux vaches » de manière systématique et intempestive est irresponsable et nous conforte toujours dans un rôle pauvre de victime dont il devient difficile de sortir. A qui profite le crime ?

Peut-être à des gens comme Trump ou comme n’importe quel politicien lesquels parviennent à sortir de toutes les impasses dénoncées par les médias en reprochant à ceux-ci leur manque d’analyse et les transformations régulières de leurs propres affirmations…  La boucle est bouclée.

A ce jeu, sans une analyse fondée de l’information, comment construire un avis critique fondé ?

 

Source Daniel Cornu, médiateur des publications romandes Tamedia, Tribune de Genève, 23/09/2018