Un article de Roger-Pol Droit, Les Echos, 20/03/2015
Il y a belle lurette que cette révolution n’est plus à l’horizon. Elle est là, omniprésente, imparable. Elle submerge l’existence. Une brusque mutation nous a fait basculer, sans retour, dans l’univers numérique. Mais tout est allé si vite, de façon si imprévue, si radicale, qu’on cherche encore à discerner ce qui se passe vraiment et, surtout, ce qui se profile.
Face claire : nous voilà reliés en continu à nos amis, nos semblables, nos frères, nous voilà informés en temps réel, en permanence, munis de tous les savoirs du monde à portée de pouce. Nous voilà capables, à toute heure et partout, de regarder des films, des séries, d’écouter de la musique, de commander des pizzas ou même de lire Aristote, sur notre smartphone !
Nous voilà donc mieux servis, mieux lotis, plus proches les uns des autres que jamais dans toute l’histoire de l’Humanité.
Pas si sûr, ni si simple.
Car, si rien de tout cela n’est faux, existe évidemment la face sombre de la vie digitalisée. Chacun sait combien y prolifèrent racisme, harcèlement, terrorisme, propagande, désinformation, manipulation… On commence aussi à comprendre que s’y engendrent, à grands pas, de nouvelles formes d’attention et d’inattention, des métamorphoses de la réflexion, de la politique, de la culture. Et de nouvelles solitudes. Plus nous sommes connectés, plus nous sommes, aussi, rétractés, happés par les écrans, coupés de ce et de ceux qui nous entourent. « Alone together », « seuls ensemble », comme le soulignait l’anthropologue américaine Sherry Turkle, du MIT, dans un livre qui a fait date. Il est paru en 2011, autrement dit à la toute fin de l’Antiquité.
Ce qu’elle décrivait alors comme le désarroi de quelques-uns est devenu le quotidien de presque tous. Avalanche de messages tous urgents, mais tous dépourvus de vrai contenu. Superposition d’e-mails, textos, tweets ou infos Skype pour un même objet. Et, surtout, perte croissante d’humanité, de relation réelle, vivante, surprenante et imprévisible, charnelle autant que réflexive. Plus s’intensifient réseaux, échanges, quantité de données, moins les humains se regardent, s’écoutent, se font confiance.
« Nous ne cessons de dire que nous vivons dans un monde de plus en plus complexe, note Sherry Turkle, et, pourtant, nous avons créé une culture de la communication qui réduit comme peau de chagrin le temps disponible pour s’asseoir et réfléchir sans être interrompu (1). » Somme toute, il s’agirait donc d’une culture sans place aucune pour la philosophie, une vie de sollicitations permanentes, s’ingéniant à nous détourner des réalités. Cette culture ne serait faite, pour parler comme Pascal, que de « divertissement », de « bruit et de remuement », destinés à détourner notre attention de l’essentiel.
Noircir le tableau ne serait pas difficile. On dépeindrait l’évanouissement des présences corporelles, l’oubli des autres, l’effacement des regards sous l’omniprésence des caméras. La liste des ravages présents et à venir s’allongerait indéfiniment : atrophie de l’attention longue, incapacité à la réflexion soutenue, à la démonstration et à l’argumentation, perte des horizons temporels lointains, triomphe de l’émotion, des réactions immédiates et affectives, etc. Rien ne serait faux, mais tout serait excessif. Parce que la révolution numérique ne fait que commencer et que rien n’est joué.
Parce qu’il convient aussi, là comme ailleurs, de scruter les processus avec deux yeux et non un seul, donc de refuser systématiquement les vues unilatérales. L’empire digital n’est pas un paradis garanti, mais pas non plus un enfer assuré. Il est à la fois clair et sombre, rassurant ici, inquiétant là, et bien souvent blanc et noir au même endroit, au même moment, selon la manière dont on le considère.
Regardez ce couple, assis à la table voisine. Chacun, sur son écran, parle au monde entier, mais, côte à côte, ils ne se disent plus rien. Le progrès côtoie la régression. Pourtant, rien n’est définitif, ni écrit où que ce soit. La suite dépend de chacun, isolément, et de nous tous, ensemble. Ou bien, si l’on préfère, des individus et du politique.